Récit d’un quidam qui n’y connaissait rien…
Récit d’une rencontre. Récit de la découverte de la pauvreté d’une famille. De sa réalité, bien au-delà des mots. Ceux qui ne l’ont pas vécue ont du mal à comprendre que quand l’équilibre est déjà précaire, un imprévu peut tout faire basculer.
Quand je l’ai vu, j’ai eu du mal à le reconnaître. Un sac de plastique à la main, il fouillait la poubelle devant un supermarché... Pas lui ! me suis-je dit. À l’époque où je l’avais connu, il travaillait comme maçon pour un entrepreneur. Je me rappelais son sourire…
Il a soutenu mon regard : « J’avais promis au gamin qu’il continuerait l’école, qu’on ne déménagerait plus. J’étais sûr qu’on était dans le bon cette fois. J’avais un boulot. On était dans une maison.»
J’ai demandé : Il est où maintenant, le petit ?
Il a regardé ailleurs. Loin. Ou alors tout au fond de lui. Il m’a fait la dernière réponse à laquelle m’attendre : « Placé dans un internat. Les deux petites en famille d’accueil. »
Je ne savais quoi dire. J'étais sonné.
Je n’avais rien vu…
Il y a trois ans, à la mi-novembre, son fils est arrivé dans ma classe. Très vite, j’ai vu que ce garçon, malgré des lacunes comme autant de trous dans du gruyère, voulait apprendre. Je l’ai mis au premier rang, je l’ai tenu à l’œil, je l’ai aidé. Ses devoirs étaient faits, pas toujours propres, mais faits. Je lui ai dit qu’il y arriverait s’il continuait comme ça. Il s’est même trouvé deux bons copains en classe.
Les enfants sont parfois très secrets, mais moi j’aurais dû peu à peu deviner les galères de sa famille. Manifestement, il avait déjà dormi un peu partout, mangé n’importe quoi, fréquenté et manqué pas mal d’écoles. Cette fois il accrochait. Pour un instit, c’est ça le beau du métier ! En juin il était presque à flot. Mais, à la rentrée, disparu !
Un premier problème peut tout faire basculer
Il y avait un banc, nous nous sommes assis, le père et moi.
Il a repris, la voix morne, comme s’il me contait là la plus banale des histoires : « La grêle est tombée sur le toit de la véranda qui servait de cuisine.» J’ai dit : Ça se répare. On ne place pas des enfants pour ça !
C’était brutal, mais je voulais comprendre.
« Le propriétaire a refusé de faire les travaux. Nous, on ne pouvait pas payer : mon salaire, moins les remboursements d’un emprunt précédent, c’était déjà tout juste. On a bricolé comme on pouvait. Mais la pluie s’infiltrait. Il a beaucoup plu cet été-là. les murs étaient humides. la plus petite a fait des bronchites. Et on n’avait plus qu’un point d’eau pour se laver et cuisiner. On s’est mis sur les listes pour un logement social. Alors, il y a eu des visites, des contrôles. Du CPAS. Du SAJ. On nous a dit qu’on habitait une maison en carton. Qu’on manquait d’hygiène. Qu’on était des incapables, quoi ! Au début, j’ai essayé d’expliquer.
J’avais un travail, ça me rendait sûr de moi. Je ne quémandais pas.
Quelqu’un a décidé qu’une aide-familiale viendrait aider ma femme trois fois par semaine, lui apprendre à tenir un ménage, à faire à manger, même à laver les gosses, alors qu’elle se débrouillait depuis des semaines avec ce seul lavabo pour qu’ils soient impeccables ! Comme si… Et devant les enfants ! Pour ma femme, ça a été la goutte de trop. »
Et puis, la spirale s’emballe
Nous sommes là, sur ce banc, côte à côte. Autour de nous, les gens vont et viennent, derniers achats de la journée, sortie des bureaux. Il fait doux. Nous nous taisons. Je revois la bouille de ce gamin, sa fierté quand il avait un huit sur dix en dictée. Je ne peux me résoudre à l’inacceptable. J’insiste : Et ensuite ?
La réponse tombe : « Dépression. Médicaments. Des hauts et des bas. Vous savez, on peut faire face à beaucoup de choses et remonter la pente, comme on dit. Mais l’humiliation, le mépris de ceux qui te jugent sans jamais se mettre à ta place et je voudrais bien les y voir !, ça te détruit. Je devais m’occuper des enfants, veiller à ce que ma femme prenne ses médicaments… Trop de retards puis d’absences au boulot. J’ai été jeté. Aurais-je dû aller au boulot et laisser femme et enfants en plan ? Je ne sais pas. Ensuite, la dégringolade : des difficultés pour toucher le chômage parce que j’avais été viré « par ma faute» ou qqchose du genre, je n’ai pas bien compris, le loyer en retard, le gamin qui traîne les rues, la lessiveuse qui tombe en panne et qu’on ne peut remplacer, tout allait à vau l’eau… Je me pointais au CPAS tous les matins avec la petite dans la poussette pour laisser dormir ma femme. Et puis, le gamin a été accusé de vol par un voisin, une plainte a été déposée. Le verdict est tombé : le SAJ nous a retiré les enfants. Pour leur bien. Moi, j’ai peur qu’ils croient que nous ne sommes pas capables de les élever ! Quand ils ont été placés, le propriétaire nous a mis dehors : il va les faire les travaux et même davantage et puis louer plus cher. Ma femme est à l’hôpital, c’est mieux comme ça. Ses enfants, c’est tout pour elle. Et moi ? Vous voyez… »
Il n’y a pas toujours un dénouement heureux
Je voyais. Enfin, j’essayais de voir… J’entrais dans un monde inconnu. Ce n’était pas un reportage à la télé cette fois.
Comme je ne supporte pas qu’une histoire finisse mal à ce point. Et comme, moi aussi, j’avais autrefois fait une promesse à ce gamin, je me suis levé, j’ai invité mon compagnon à aller boire un verre, manger un morceau. J’ai pensé à mon beau-frère qui travaille dans le bâtiment. J’ai dit : Vous savez toujours monter un mur ?
Caricature ? Non, tranche de vie d’une famille…
Une histoire comme il y en a beaucoup d’autres. Chacune est unique parce que chaque famille est unique, et chaque parcours singulier. Mais avec ce point commun : des familles se démènent tous les jours pour faire reculer la misère. Les parents le savent bien, que pour la stabilité de leur famille, il leur faut être vigilants au logement, à l’alimentation, à s’assurer un revenu suffisant, aux bonnes relations avec l’école, les services sociaux, le voisinage, ….
Mais lorsque les difficultés se multiplient, s’enchevêtrent, se compliquent, chacun pare au plus pressé, privilégie ce qui est à ses yeux essentiel. Trop souvent résoudre un problème en crée un autre. Et la spirale s’emballe.
À ce moment-là, la famille a un besoin vital d’être reconnue dans ce qu’elle fait pour s’en sortir, d’être soutenue, non pas humiliée, aidée plutôt que dévalorisée.
Il y a l’aide, il y a la manière !
Les lois garantissent à chacun les droits fondamentaux qui permettent de vivre décemment. Mais aucun texte juridique ne peut assurer la manière, l’esprit dans lequel elles seront appliquées.
La façon dont les personnes sont informées, les entretiens menés, les dossiers tenus, les décisions expliquées, a souvent plus d’impact sur la réalité des gens que les garanties légales !
Quand les aidants eux-mêmes sont impuissants…
Les travailleurs sociaux qui souhaitent aider au mieux les personnes et respecter ce qu’elles mettent en place pour s’en sortir, se retrouvent parfois coincés par le cadre étroit et procédurier dans lequel ils doivent travailler. Ont-ils le temps, comme ils le voudraient, d’écouter jusqu’au bout ? De s’asseoir à une table avec des parents pour faire le tour des problèmes un à un ? D’entendre et de valoriser ce que la famille a déjà mis en place pour tenter de les résoudre ? De chercher, si nécessaire, de meilleures solutions, avec eux ?
La pauvreté se vit. Avant de se dire.
Il y a les mots qui sont des étiquettes pour ranger les gens dans des catégories et qui les y enferment. Il y a les mots de la bonne volonté, qui simplifient, ceux qui divisent au lieu de rassembler, ceux qui stigmatisent parce qu’ils ne savent pas de quoi ils causent. Ou ceux qui ne veulent plus rien dire à force d’avoir été malmenés…
C’est important de trouver les mots justes. Qui parlent. Qui questionnent. Qui tissent des liens. Qui réveillent.
Pauvreté, précarité, misère…
La confusion qu’on entretient entre ces termes est dangereuse.
Et il convient de savoir de quoi on parle par respect pour les personnes et les familles qui vivent dans la détresse, et luttent pour en sortir.
> Pauvreté, précarité, misère… De quoi parle-t-on ?
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